Il est difficile de trouver, dans le plan général de présentation des institutions françaises, une place adéquate au Conseil constitutionnel. L’institution est en effet hybride : elle ne peut être qualifiée de juridiction bien que ses nouvelles missions la rapprochent d’une véritable Cour constitutionnelle ; elle ne peut être qualifiée de Cour suprême car elle n’exerce aucun pouvoir de réformation des décisions du Conseil d’Etat et de la Cour de cassation. Mais c’est indéniable, son rôle est croissant et toute son histoire montre l’augmentation progressive de son importance dans l’organisation constitutionnelle de l’Etat. Il lui manque encore probablement le respect des observateurs : il ne pourrait provenir que d’une profonde réforme de son organisation et des modalités de désignation de ses membres.

§1./ Organisation du Conseil constitutionnel

A./ Situation géographique

Le Conseil constitutionnel est, comme toutes les autres institutions de la République, situé à Paris, rue Montpensier, au sein du Palais Royal. La situation géographique de l’institution serait à peu près indifférente si le Palais Royal n’était pas également le siège du Conseil d’Etat. La présence du Conseil constitutionnel, au flanc du Conseil d’Etat en quelque sorte comme une annexe de la juridiction administrative, dit beaucoup du rôle effacé qui a dès l’origine été réservé au Conseil constitutionnel. Il a été créé, nous le verrons ci-dessous en examinant ses missions, en partie pour défendre l’exécutif et surveiller le législatif.  

B./ La désignation des membres

Le Conseil constitutionnel est composé de neuf membres désignés et de membres de droit.

Le Conseil constitutionnel comprend neuf membres, dont le mandat dure neuf ans et n’est pas renouvelable. Le Conseil constitutionnel se renouvelle par tiers tous les trois ans (art. 56 al. 1 C.). Le Président de la République, le Président du Sénat et le Président de l’Assemblée nationale désignent chacun trois membres. Outre les membres désignés font de droit partie à vie du Conseil constitutionnel les anciens Présidents de la République (art. 56 al. 2 C.). Certains Présidents de la République ont siégé de manière durable, comme Valéry Giscard D’estaing.

Le mode de désignation des membres du Conseil est donc très politique et les compétences juridiques ne constituent pas un critère obligatoire. La pratique évolue cependant, d’autant plus que les nominations au Conseil constitutionnel sont soumises à la procédure de contrôle par les commissions permanentes du Parlement prévue à l’article 13 C. Si le Conseil est encore composé de femmes et d’hommes politiques (souvent en fin de carrière), il comprend aussi des juristes, souvent d’anciens magistrats administratifs et judiciaires. Ce qui semble certain est qu’une bonne connaissance des institutions est indispensable.

§2./ Missions du Conseil constitutionnel

Les missions du Conseil constitutionnel sont multiples. Sa fonction est très loin d’être limitée au contrôle de la constitutionnalité des lois. Le Conseil assure des fonctions de contrôle institutionnel dans un rôle de garant du bon fonctionnement des pouvoirs publics (A). Il est par ailleurs juge des élections nationales (B). Il assure enfin le contrôle de la constitutionnalité des lois (C).

A./ Un organe de contrôle institutionnel

La Constitution vise le Conseil constitutionnel à de multiples reprises.

L’article 7 C. lui confie la mission de constater l’empêchement du Président de la République aux fins de confier à titre provisoire les fonctions de Président de la République au président du Sénat (art. 7 al. 4 C.) ; si l’empêchement définitif est constaté par le Conseil, de nouvelles élections ont lieu. Le Conseil constitutionnel va au-delà du texte et se saisit dans toutes les hypothèses prévues à l’article 7, y compris donc en cas de vacance de la Présidence, survenant par exemple après démission ou décès. Le Conseil constitutionnel peut encore prononcer le report de l’élection en cas de décès d’un candidat (art. 7 al. 6 et 7 C.).

Le Conseil constitutionnel intervient pour contrôler les conditions du recours au référendum dans le cadre de l’article 11 C., mais également pour constater que les conditions du recours aux pouvoirs exceptionnels de l’article 16 C. sont réunis (décisions « AR16 »).

Le Conseil constitutionnel prononce la délégalisation des dispositions de forme législative intervenue dans le domaine réglementaire en application de l’article 37 al. 2, phr. 2 C. Ces décisions sont notées « L ».

Le Conseil constitutionnel intervient également au niveau du dépôt des projets et propositions de lois, afin de déterminer si le texte est recevable (art. 39 et 41 C.). Ces décisions sont notées « FNR ».

B./ Un juge électoral

Le Conseil constitutionnel veille au bon fonctionnement des institutions par un triple rôle de juge électoral. L’article 58 C. lui confie la mission de veiller à la régularité de l’élection du Président de la République (décisions « PDR »). L’article 59 C. fait de lui le juge de l’élection des députés (décisions « AN » pour Assemblée nationale) et des sénateurs (décisions « SEN »). Enfin l’article 60 C. le charge de veiller à la régularité des opérations de référendum prévues aux articles 11 C. (lois référendaires) et 89 C. (lois constitutionnelles) (décisions « REF »).

C./ Une mission de contrôle de constitutionnalité de la loi

C’est dans ce troisième rôle que le Conseil constitutionnel est le plus connu. Le Conseil constitutionnel est saisi obligatoirement du contrôle de la constitutionnalité des lois organiques (art. 46 al. 5 C.) et de manière facultative des projets de Traités (art. 54 C.) et des lois votées par le Parlement avant leur promulgation (art. 61 C.). A ces contrôles classiques s’est ajouté depuis le 1er mars 2010 la possibilité de saisir le Conseil constitutionnel de la constitutionnalité d’une loi promulguée (art. 61-1 C.).

Quel que sont le fondement de la saisine, le rôle du Conseil constitutionnel est limité au contrôle de constitutionnalité de la loi. Les normes de référence de son contrôle ne s’étendent pas au droit international. Les normes contrôlées ne sont que les lois, et aucune autre norme ni décision juridictionnelle.

L’exclusion du droit international des normes de contrôle du Conseil constitutionnel n’était pas évidente. En effet l’article 55 de la Constitution établit que les traités régulièrement ratifiés et publiés ont, sous réserve de leur application réciproque, une valeur supérieure à celle des lois. On le sait la Constitution est composée de nombreux renvois par référence qui confère au texte visé une valeur constitutionnelle. C’est le cas de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen par exemple. Le Conseil constitutionnel n’a pas admis cependant une telle extension de son rôle, alors que l’article 61 C. prévoit que le Conseil se prononce « sur [la conformité des lois] à la Constitution ». Cette exclusion a été explicitée par le Conseil constitutionnel dans une très célèbre décision du 15 janvier 1975 sur la loi relative à l’interruption volontaire de grosse [1]. Les requérants reprochaient à la loi autorisant l’interruption volontaire de grosses de contrevenir à la Convention européenne des droits de l’homme. Le Conseil constitutionnel refuse d’examiner le moyen en considérant « qu’une loi contraire à un traité ne serait pas, pour autant, contraire à la Constitution » (cons. 5). Le contrôle de la conformité des lois aux traités internationaux est assurée par les juridictions judiciaires sous l’autorité de la Cour de cassation [2] et par les juridictions administratives sous l’autorité du Conseil d’Etat [3].

§3./ Evolution du contrôle de constitutionnalité des lois

Le rôle de contrôle de constitutionnalité de la loi n’a pas été envisagé comme permettant le respect par le législateur des droits et libertés. Le Conseil constitutionnel a plutôt été envisagé comme le « chien de garde de l’exécutif », destiné à déclarer contraires à la Constitution les empiètements du législatif sur le domaine normatif désormais réservé à l’exécutif et à contrôler la procédure d’adoption de la loi. Cette mission initiale a fondamentalement évolué, en trois temps : l’extension des normes de référence du contrôle de constitutionnalité de la loi (A), l’ouverture des modalités de saisine (B) et la création de la Question prioritaire de constitutionnalité (C).

A./ L’extension des normes de référence du contrôle

La première évolution du contrôle de constitutionnalité a concerné les normes de référence du contrôle. Le texte de la Constitution du 4 octobre 1958 elle-même ne contient que très peu de dispositions substantielles : son contenu est tout entier consacré à la répartition des compétences entre les organes constitutionnels. Certes l’article 1er vise le caractère indivisible de la République (et donc indirectement l’égalité), la laïcité, le caractère démocratique et social de la République mais l’ensemble des droits et libertés garantis par la Déclaration de 1789 ou le Préambule de la Constitution de 1946 ne sont pas dans le texte de 1958 lui-même.

C’est le mérite de la décision déjà citée Liberté d’association de 1971 [4]. Dans cette décision historique, le Conseil constitutionnel en appliquant le Principe fondamental reconnu par les lois de la République de liberté d’association, reconnaît implicitement mais nécessairement que les textes auxquels renvoie le préambule de la Constitution de 1958 (le Préambule de la Constitution de 1946 et la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen) ont valeur de droit constitutionnel positif.

B./ L’ouverture de la saisine

La deuxième extension du rôle de contrôle de constitutionnalité de la loi dévolu au Conseil constitutionnel découle de l’ouverture des modalités de sa saisine. En vertu de l’article 60 de la Constitution, le Conseil constitutionnel pouvait être saisi de la constitutionnalité d’une loi votée avant sa publication par le Premier ministre, le Président de la République, le président de l’Assemblée nationale ou le président du Sénat. Cette restriction du pouvoir de saisine à ces quatre autorités illustre bien le rôle de modérateur des institutions dévolu au Conseil, très loin du rôle d’un juge constitutionnel. La loi constitutionnelle n° 74-904 du 29 octobre 1974 a modifié l’article 61 pour permettre la saisine du Conseil constitutionnel à soixante députés ou soixante sénateurs.

Cette ouverture de l’accès au Conseil constitutionnel aux groupes d’opposition a évidemment entraîné une augmentation considérable du nombre de saisines et un enrichissement de la jurisprudence du Conseil constitutionnel.

C./ La création de la Question prioritaire de constitutionnalité

La troisième étape de la transformation du contrôle de constitutionnalité de la loi tient à l’entrée en vigueur de la réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008. Cette loi constitutionnelle a ajouté un article 61-1 à la Constitution. Cet article dispose que « Lorsque, à l’occasion d’une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d’État ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé » (art. 61-1 al. 1 C.).

Cet alinéa est complété par une loi organique à laquelle renvoie l’alinéa 2. Les modalités de la Question prioritaire de constitutionnalité sont précisées par les articles 23-1 et suivants de l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel. Nous examinons en détail la Question prioritaire de constitutionnalité (QPC) par ailleurs.

Il existe donc désormais deux formes de contrôles de constitutionnalité : le contrôle dit « a priori » et le contrôle dit « a posteriori ». Le contrôle a priori s’exerce avant la promulgation de la loi votée par le Parlement et le contrôle a posteriori qui s’exerce sur une disposition entrée en vigueur à l’occasion d’un litige.

§4./ Le contrôle a priori

La doctrine désigne par le terme de contrôle « a priori » le contrôle des lois votées avant leur promulgation. Ce n’est donc pas à proprement parler un contrôle de constitutionnalité de la loi, puisque le texte soumis à son contrôle n’est pas encore une loi entrée en vigueur. Les lois votées ne sont pas les seules normes soumises à un contrôle de constitutionnalité.

Comme nous l’avons vu supra, sont obligatoirement soumises au contrôle du Conseil constitutionnel les lois organiques, les propositions de lois référendaires et les règlements de l’Assemblée nationale et du Sénat (art. 61 al. 1 C.).

Sont soumises de manière facultative au contrôle de constitutionnalité les lois ordinaires (art. 61 al. 2 C.), y compris les lois d’habilitation de l’article 38 C et les lois de finances. Comme nous l’avons vu, si les lois ordinaires ne sont pas obligatoirement soumises au contrôle du Conseil constitutionnel, les saisines se sont multipliées depuis que les requérants ne sont plus seulement le Président de la République, le Premier ministre et les présidents des deux assemblées parlementaires, mais également soixante députés ou soixante sénateurs. D’après les statistiques réalisées par le Conseil constitutionnel, cinq contrôles a priori ont été effectués entre 1958 et 1967, 23 entre 1968 et 1977 et 116 de 1978 à 1987 ce qui montre l’augmentation considérable des saisines. Une quinzaine de lois ordinaires font l’objet d’un contrôle de constitutionnalité chaque année.

A./ Les normes contrôlées

Le contrôle de constitutionnalité des lois a priori se caractérise par le fait qu’il n’est pas principalement axé autour du respect des droits et libertés : il a pour objet le respect des dispositions constitutionnelles dans leur ensemble. Le Conseil constitutionnel est donc appelé dans le cadre du contrôle a priori aussi bien à contrôle la compétence du législateur, que le respect de la procédure législative ou le respect des dispositions constitutionnelles substantielles.

La Constitution n’emploie pas expressément l’expression de loi ordinaire. Dans le texte de l’article 61, alinéa 2 C, seul le terme de « loi » apparaît comme l’objet de la saisine facultative du Conseil constitutionnel. Il faut entendre par loi les textes dont l’adoption par le Parlement a été parachevée et qui se situent au seuil de la dernière étape de la procédure législative, celle de la promulgation[5] – pouvaient faire l’objet du contrôle abstrait opéré par le Conseil[6].

Le Conseil constitutionnel a exclu du champ d’application de l’article 61 C une série de lois.

Conformément à la solution livrée dans la décision de 1962 portant sur le mode d’élection du président de la République au suffrage universel direct[7], les lois référendaires ne peuvent faire l’objet d’un contrôle de constitutionnalité, car elles constituent, selon le Conseil, l’expression directe de la volonté de la souveraineté nationale. Il se déclare par conséquent incompétent afin d’examiner leur conformité avec la Constitution.

Il en est de même s’agissant des lois de révision constitutionnelle : « le Conseil constitutionnel n’a pas compétence pour statuer sur la demande […] par laquelle les sénateurs requérants lui défèrent, aux fins d’appréciation de sa conformité à la Constitution, la révision de la Constitution relative à l’organisation décentralisée de la République […][8].

B./ L’effet des déclarations d’inconstitutionnalité

Aux termes de l’article 62 al. 2 C., les décisions du Conseil constitutionnel ne sont susceptibles d’aucun recours et « s’imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles ». Dès 1962, le Conseil a précisé que « […] l’autorité des décisions […] s’attache non seulement à leur dispositif mais aussi aux motifs qui en sont le soutien nécessaire et en constituent le fondement même » [9].

La loi déclarée dans sa totalité inconstitutionnelle dans le cadre du contrôle a priori ne peut pas être promulguée par le Président de la République. Le Conseil constitutionnel peut partiellement invalider des dispositions législatives jugées détachables de l’ensemble du texte. En vertu de l’article 23 de l’ordonnance n°58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel deux hypothèses sont possibles : « le Président de la République peut soit promulguer la loi à l’exception de cette disposition, soit demander aux chambres une nouvelle lecture ». Si le Président demande une nouvelle lecture, une « phase complémentaire » de la procédure législative en cours s’ouvre[10] qui peut aboutir à la modification des dispositions déclarées inconstitutionnelles. Le chef d’État peut également promulguer le texte sans les dispositions invalidées par le Conseil constitutionnel.

Le Conseil constitutionnel peut également décider de valider certaines dispositions soumises à son contrôle en émettant des réserves d’interprétation[11]. Cependant, l’ordonnance portant loi organique sur le Conseil constitutionnel du 7 novembre 1958 ne mentionne que deux formes de décisions : la déclaration de conformité ou la déclaration d’inconstitutionnalité. Les réserves d’interprétation se situent dans une zone grise qui permet de valider une disposition sans pour autant lui accorder la conformité constitutionnelle de manière pleine et entière. En vertu de l’autorité des décisions du Conseil constitutionnel, les juridictions ordinaires suivent l’interprétation livrée par le Conseil[12].

La technique apparaît dès 1959 dans une décision du Conseil constitutionnel relative au contrôle obligatoire des règlements des assemblées[13]. Les réserves d’interprétation par lesquelles le Conseil donne le sens de la teneur d’une disposition constituent les motifs représentant le soutien nécessaire du dispositif de sa décision. Il s’agit d’un moyen employé par le juge constitutionnel pour rendre conforme une loi ou des parties d’une loi qui seraient censurées si elles faisaient l’objet d’une interprétation différente. Le Conseil fait expressément référence à son autorité d’interprétation: « […] sous les strictes réserves d’interprétation énoncées plus haut, les autres articles de la loi ne sont pas contraires à la Constitution »[14].

Les réserves d’interprétation peuvent être trois types. Elles peuvent d’abord neutraliser les parties de la loi qui en font l’objet (neutralisantes)[15], peuvent ajouter des dispositions de nature à rendre la loi conforme à la Constitution (constructives)[16] et enfin peuvent apporter des précisions les conditions d’application de la loi (directives)[17].

§5./ Le contrôle a posteriori : la question prioritaire de constitutionnalité (QPC)

La loi constitutionnelle n°2008-724 du 23 juillet 2008 de modernisation des institutions de la Ve République a pour la première fois introduit en France le contrôle de constitutionnalité a posteriori de la loi promulguée et entrée en application. Ce recours prend la forme d’une « question prioritaire de constitutionnalité » (QPC). En vertu de l’article 61-1 C « [l]orsque, à l’occasion d’une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d’État ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé ». Les modalités d’application de l’article 61-1 C ont été précisés par la loi organique n°2009-1523 du 10 décembre 2009, modifiée par la loi organique n°2010-830 du 22 juillet 2010.  La réforme de la QPC est entrée en vigueur le 1er mars 2010.

Malgré l’avancée importante que permet ce recours individuel, il convient de remarquer que les conditions de recevabilité l’éloignent du recours constitutionnel allemand (Verfassungsbeschwerde) de l’article 93, alinéa 1er, n° 4a de la Loi fondamentale (1). Les effets de la QPC présentent également quelques spécificités (2).

  1. Les conditions de recevabilité de la QPC
  2. a) L’objet de la QPC : une disposition législative portant atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution

La QPC ne peut pas être qualifiée de recours constitutionnel direct. Le justiciable n’a pas la possibilité de saisir directement le Conseil constitutionnel. La question de constitutionnalité est posée dans le cadre d’un litige concret. La loi organique du 1er décembre 2010 prévoit que la QPC peut être soulevée devant toute juridiction de l’ordre judiciaire ou administratif en précisant qu’une QPC ne peut être posée devant une Cour d’assises. Toutefois, le recours constitutionnel indirect peut être formé à l’occasion de l’appel de la décision rendue par une Cour d’assises[18]. Excepté cette spécificité, la QPC peut être soulevé devant n’importe quelle juridiction à n’importe quel moment de la procédure. Les juges du fond vérifient la recevabilité du recours et peuvent décider de transmettre la question au Conseil d’État ou à la Cour de cassation afin que ces hautes juridictions de l’ordre administratif et judiciaire puissent décider d’une transmission au Conseil constitutionnel. En cas de rejet de la QPC, le procès se poursuit, mais en cas de transmission au Conseil d’État ou à la Cour de cassation, « la juridiction sursoit à statuer jusqu’à la réception de la décision du Conseil d’État ou de la Cour de cassation ou, s’il a été saisi, du Conseil constitutionnel »[19]. En cas de refus de transmission, aucun recours n’est possible.

L’objet de la QPC est une « disposition législative » applicable au litige concret[20] et soupçonnée de « porter atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit ».

Les « droits et libertés » garantis par la Constitution s’entendent comme les droits et libertés protégés par les dispositions comprises dans le « bloc de constitutionnalité » : le corps de la Constitution de 1958 et son préambule de 1958 ainsi que les textes auquel il renvoie (la Déclaration des droits de l’homme de 1789, le préambule de 1946 et la Charte de l’environnement de 2005). La condition d’atteinte aux droits et libertés exclut le droit constitutionnel procédural ou institutionnel. Aucune QPC ne peut être soulevée contre une disposition législative ne respectant pas la procédure législative[21]. Cependant, si une irrégularité procédurale porte indirectement atteinte à un droit ou une liberté constitutionnellement garantis, la QPC peut être soulevée[22].

Le Conseil constitutionnel a élargi son contrôle en décidant d’examiner l’interprétation d’une disposition législative donnée par les juges ordinaires : « tout justiciable a le droit de contester la constitutionnalité de la portée effective qu’une interprétation jurisprudentielle confère à cette disposition »[23].

A./ Les critères relatifs à la QPC

Aux termes de l’article 23-2 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 la QPC peut être posée seulement si la disposition « n’a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances ». Il est par conséquent impossible d’attaquer une disposition ayant été déclarée constitutionnelle, soit dans le cadre du contrôle a priori opéré dans le cadre de l’article 61 C, soit lors d’une précédente QPC. Le Conseil constitutionnel propose, sur son site Internet, une liste exhaustive des dispositions législatives ayant été déclarées conformes à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une de ses décisions [24].

Ce principe est tempéré par la possibilité de soulever une QPC en cas changement de circonstances de droit ou de fait. Le changement des circonstances de droit signifie que les données juridiques existant au moment où la disposition a été déclarée constitutionnelle ne sont plus les mêmes, ce qui peut résulter notamment d’une révision constitutionnelle ou d’une modification du droit international et européen qui rend la disposition législative incompatible avec la Constitution.  En ce qui concerne le changement des circonstances de fait, il s’agit d’une « transformation importante » des données factuelles ayant permis la déclaration de constitutionnalité de la disposition législative contestée[25]. Elle peut être d’ordre économique, sociologique, technologique[26]

La question soulevée doit également avoir un « caractère sérieux ». Cette condition est appréciée par les juges judiciaires et administratifs. La possibilité pour le juge ordinaire de ne pas transmettre au Conseil constitutionnel une question qu’il juge ne présentant pas un caractère sérieux conduit à une érosion du monopole du contrôle de constitutionnalité exercé par le Conseil constitutionnel. En effet, le juge ordinaire exerce une forme de contrôle qui ne peut pas aboutir à déclarer une disposition contraire à la Constitution, mais qui peut lui permettre de la déclarer conforme à la Constitution [27].

Enfin, la question doit présenter un caractère « nouveau ». Plusieurs éléments peuvent permettre au juge ordinaire de détecter cette exigence : la disposition législative n’a jamais fait l’objet d’un contrôle de constitutionnalité dans la configuration de la QPC soulevée, le principe invoqué n’a pas été reconnu de rang constitutionnel par le Conseil. La frontière entre le caractère sérieux et nouveau de la question n’est pas aisée : le juge ordinaire peut, dans certaines hypothèses, décider de transmettre une question qui n’est pas sérieuse mais nouvelle ou qui n’est pas nouvelle mais sérieuse

  1. Les effets de la QPC
  2. a) Les décisions d’inconstitutionnalité : l’abrogation de la décision législative contestée

En vertu de l’article 62, alinéa 2 C. « [u]ne disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61-1 C est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d’une date ultérieure fixée par cette décision ». La procédure du contrôle a posteriori est hybride : son point de départ se situe dans le cadre d’un litige concret et elle présente les caractéristiques d’un contrôle concret, mais la déclaration d’inconstitutionnalité de toute ou partie de la disposition législative contestée présente les caractéristiques d’un contrôle abstrait et absolu, car elle a un effet erga omnes : elle fait disparaître de l’ordonnancement juridique la disposition attaquée sans que le Parlement intervienne pour l’abroger par une loi formelle. Toutefois, le Conseil dispose de la faculté de moduler les effets de la déclaration d’inconstitutionnalité dans le temps[29].  La décision du Conseil constitutionnel n’est susceptible de faire l’objet d’aucun recours.

B./ Le caractère prioritaire mais non-exclusif de la QPC

La procédure de contrôle de constitutionnalité a posteriori est prioritaire en raison du fait que l’article 23-2 de la loi organique du 7 novembre 1958 précise que « la juridiction doit, lorsqu’elle est saisie de moyens contestant la conformité d’une disposition législative, d’une part, aux droits et libertés garantis par la Constitution et, d’autre part, aux engagements internationaux de la France, se prononcer par priorité sur la transmission de la question de constitutionnalité au Conseil d’État ou à la Cour de cassation ». L’hypothèse est celle de moyens soulevés tirés à la fois de la non-conformité de la loi avec la Constitution et avec un traité international. La conformité du caractère prioritaire de la QPC avec le droit de l’Union européenne a été examinée par la Cour de Justice de l’Union européenne à l’occasion d’une question préjudicielle [30]. Dans un arrêt de Grande chambre, la Cour de Justice considère l’article 61-1 C. conforme au droit de l’Union européenne [31]. Le contrôle de conventionnalité dans le cadre de l’article 55 C et le contrôle du droit interne au regard des dispositions du droit de l’Union européenne découlant de l’article 88-1 C restent par conséquent possibles, même après la mise en œuvre de la procédure de la QPC car « un brevet de constitutionnalité ne vaut pas nécessairement brevet de conventionnalité »[32].

 

[1] CC, 15 janvier 1975, décision n° 74-54 DC, Loi relative à l’interruption volontaire de grosse*.

[2] C. cass., Chambre mixte, 24 mai 1975, Société Cafés Jacques Vabre,  n° 73-13.556, Publié au bulletin.

[3] CE, Ass., 20 octobre 1989, Nicolo*, n° 108243, rec. p. 190.

[4] CC, 16 juillet 1971, décision n° 71-44 DC, Loi complétant les dispositions des articles 5 et 7 de la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d’association, p. 29.

[5] Dans un premier temps, le Conseil refuse, dans le cadre de l’article 61 C, de contrôler une loi déjà promulguée : v. Conseil constitutionnel, décision n°78-96 DC du 27 juillet 1978, Rec., 29, cons. n°4 : « [c]onsidérant que la conformité à la Constitution de ces lois ne peut être mise en cause, même par voie d’exception, devant le Conseil constitutionnel dont la compétence est limitée par l’article 61 de la Constitution à l’examen des lois avant leur promulgation [….] ». Cette solution est tempérée en 1985 : Conseil constitutionnel, décision n°89-256 DC du 25 juillet 1989, Rec., p. 53, cons. n°10 : « […] la régularité au regard de la Constitution des termes d’une loi promulguée peut être utilement contestée à l’occasion de la soumission au Conseil constitutionnel de dispositions législatives qui la modifient, la complètent ou affectent son domaine ».

[6] Conseil constitutionnel, décision n°76-69 DC, 8 novembre 1976, Loi relative au développement de la prévention des accidents du travail, Rec., p. 37, cons. n°2 : « [c]onsidérant qu’il résulte de cette disposition que ne peuvent être déférés au Conseil constitutionnel […] que les textes qui, à la date à laquelle des parlementaires prennent l’initiative de saisir le Conseil, ont le caractère de lois, c’est-à-dire ceux qui, au terme de la procédure législative, ont été définitivement adoptés dans l’ensemble de leurs dispositions par les deux chambres du Parlement ».  Sur ce point, v. Dominique Rousseau, Droit du contentieux constitutionnel, 10e éd., LGDJ/Lextenso, 2013, p. 180 s.

[7] Conseil constitutionnel, décision n°62-20 DC du 6 novembre 1962, Loi relative à l’élection du Président de la République au suffrage universel direct, adoptée par le référendum du 28 octobre 1962, Rec., p. 27, cons. n°5.

[8] Conseil constitutionnel, décision n°2003-469 DC du 26 mars 2003, Rec., p. 293, cons. n°3.

[9] Conseil constitutionnel, décision n°62-18 L du 16 janvier 1962, Loi d’orientation agricole, Rec., p. 31, cons. n°1.

[10] V. Dominique Rousseau, Droit du contentieux constitutionnel, 10e éd., LGDJ/Lextenso, p. 165.

[11] V., de manière générale, Alexandre Viala, Les réserves d’interprétation dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, LGDJ, 1999 ; Thierry Di Manno, Le juge constitutionnel et la technique des décisions interprétatives en France et en Italie, Economica/PUAM, 1997.

[12] Guillaume Drago, Contentieux constitutionnel français, 5e édition, PUF, 2020 ; Dominique Rousseau, Droit du contentieux constitutionnel, 10e éd., LGDJ/Lextenso, p. 156-158.

[13] Conseil constitutionnel, décision n°59-2 DC du 24 juin 1959, Règlement de l’Assemblée nationale, Rec., p. 58, article 2 du dispositif : « Sont déclarés conformes à la Constitution, sous réserve des observations qui suivent […] ».

[14] Conseil constitutionnel, décision n°84-181 DC du 11 octobre 1984, Liberté de la presse, Rec., p. 78, article 2 du dispositif.

[15] Conseil constitutionnel, décision n°82-142 DC du 27 juillet 1982, Loi sur la communication audiovisuelle, Rec., p. 52, cons. n°8 : « […]qu’ainsi les dispositions de l’article 4 […] de la loi présentement examinée sont dépourvues de tout effet juridique […] dès lors, en raison même de leur caractère inopérant, il n’y a pas lieu d’en faire l’objet d’une déclaration de non-conformité à la Constitution ».

[16] Conseil constitutionnel, décision n°92-307 DC du 25 février 1992, Conditions d’entrée et de séjour des étrangers en France, Rec., p. 48, cons. n°30, ajoute des conditions qui ne sont pas prévues par le texte soumis à son contrôle : « […] il convient de relever par ailleurs que toute décision infligeant une sanction peut faire l’objet devant la juridiction administrative d’un recours de pleine juridiction […] ».

[17] Conseil constitutionnel, décision n°89-260 DC du 28 juillet 1989, Loi relative à la sécurité et à la transparence du marché financier, Rec., p. 71, cons. n°22 : « […] qu’il appartiendra donc aux autorités administratives et judiciaires compétentes de veiller au respect de cette exigence dans l’application des dispositions de l’ordonnance du 28 septembre 1967 modifiée ».

[18] Article 23-1 de l’ordonnance n°58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel modifiée par la loi organique du 10 décembre 2010 : « Le moyen ne peut être soulevé devant la cour d’assises. En cas d’appel d’un arrêt rendu par la cour d’assises en premier ressort, il peut être soulevé dans un écrit accompagnant la déclaration d’appel. Cet écrit est immédiatement transmis à la Cour de cassation ».

[19] Article 23-3 de l’ordonnance N°58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel modifiée par la loi organique du 10 décembre 2010.

[20] Il s’agit d’une disposition de rang législatif : une loi adoptée par le Parlement ou une ordonnance ayant fait l’objet d’une loi de ratification en application de l’article 38 C.

[21] Conseil constitutionnel, décision n°2010-5 QPC du 18 juin 2010, SNC Kimberly Clark, Rec., p. 114, cons. n°4 : «[c]onsidérant […] que les dispositions de l’article 14 de la Déclaration de 1789 sont mises en œuvre par l’article 34 de la Constitution et n’instituent pas un droit ou une liberté qui puisse être invoqué, à l’occasion d’une instance devant une juridiction, à l’appui d’une question prioritaire de constitutionnalité […] ».

[22] Conseil constitutionnel, décision n°2011-223 QPC du 17 février 2012, Ordre des avocats du barreau de Bastia, Rec., p. 126, cons. n°3 : « [c]onsidérant […] que la méconnaissance par le législateur de sa propre compétence ne peut être invoquée dans le cadre d’une question prioritaire de constitutionnalité que dans le cas où est affecté un droit ou une liberté que la Constitution garantit ».

[23] Conseil constitutionnel, décision n°2010-39 QPC du 6 octobre 2010, Mmes Isabelle D. et Isabelle B., Rec., p. 264.

[24] La liste est disponible à l’adresse suivante : https://www.conseil-constitutionnel.fr/dispositions. Lien consulté le 20 avril 2021.

[25] Conseil constitutionnel, décision n°2010-14/22 QPC du 30 juillet 2010, M. Daniel W. et autres, JORF du 31 juillet 2010, p. 14198, cons. n°15 et n°18: « […] toutefois […] depuis 1993, certaines modifications des règles de la procédure pénale ainsi que des changements dans les conditions de sa mise en œuvre ont conduit à un recours de plus en plus fréquent à la garde à vue et modifié l’équilibre des pouvoirs et des droits fixés par le code de procédure pénale […] ces modifications des circonstances de droit et de fait justifient un réexamen de la constitutionnalité des dispositions contestées ».

[26] V. Dominique Rousseau, Droit du contentieux constitutionnel, 10e éd., LGDJ/Lextenso, 2013, p. 248.

[27] V. par exemple Conseil d’État, 16 avril 2010, n°320667 concernant l’organisation interne du Conseil d’État : « […] il résulte de tout ce qui précède que les questions de constitutionnalité invoquée ne sont pas nouvelles et ne présentent pas un caractère sérieux ; que par suite, sans qu’il soit besoin de saisir le Conseil constitutionnel, les moyens […] doivent être écartés ».

[28] Cour de cassation, civ., 16 novembre 2010, Mariage de personnes de même sexe, n°10-40-042 : « […] attendu que les questions posées font aujourd’hui l’objet d’un large débat dans la société […] que comme telles, elles présentent un caractère nouveau au sens que le Conseil constitutionnel a donné à ce critère alternatif de saisine » et Conseil d’État, 16 mars 2012, Accouchement sous X, n°355087, cons. n°4 : « […] que le moyen tiré […] soulève une question qui, sans être nouvelle, présente un caractère sérieux […] ». 

[29] Conseil constitutionnel, décisions n°2010-108 QPC du 25 mars 2011, Marie-Christine D., JORF du 26 mars 2011, p. 5406, cons. n°5 : « […] les dispositions de l’article 62 de la Constitution réservent à ce dernier [Conseil constitutionnel] le pouvoir tant de fixer la date de l’abrogation et reporter dans le temps ses effets que de prévoir la remise en cause des effets que la disposition a produits avant l’intervention de cette déclaration ».

[30] Cour de Cassation, 16 avril 2010, Melki et Abdeli, n°10-40.001.

[31] CJUE, Grande chambre, 22 juin 2010, Melki et Abdeli, aff. C-188/10 et C-189/10, points 52 s. À la suite de la réponse de la Cour de Justice, la Cour de cassation, dans un arrêt du 29 juin 2010 (n°12133) décide de laisser « inappliquées les dispositions de l’ordonnance du 7 novembre 1958 modifiée prévoyant une priorité d’examen de la question de constitutionnalité ».

[32] Bertrand Mathieu, « Les décisions du Conseil constitutionnel et de la Cour européenne des droits de l’homme : Coexistence – Autorité – Conflits – Régulation », Les Nouveaux cahiers du Conseil constitutionnel, n°32, 2011, p. 46.