A. APPREHENSION DU LIEN DE CAUSALITE

 Il existe deux principales approches du lien de causalité : la théorie de l’équivalence des conditions selon laquelle un événement est réputé causal lorsque le dommage n’aurait pu survenir sans lui, même si cette cause est lointaine ; la théorie de la causalité adéquate selon laquelle on ne peut mettre à la charge d’une personne que les conséquences normales et directes de son acte.

La jurisprudence administrative privilégie la seconde approche, qui présente toutefois l’inconvénient d’être très subjective.

 Exemple :

– CE 10 mai 1985, Ramade, req. n°48517 (Rec. p.147 ; AJDA 1985, p. 568, note L.R ; JCP G 1986, II, 20603, note Crozafon) : il n’existe pas de lien de causalité entre la faute à l’origine de l’évasion d’un détenu et les meurtres commis par lui 48 jours après.

 – CE Section 29 avril 1987, Banque populaire de la région économique de Strasbourg, req. n°61015 (Rec. p.58 ; AJDA 1987, p.454, chron. Azibert et de Boisdeffre ; D. 1988, somm. comm. p.60, obs. Moderne et Bon ; RFDA 1987, p.831, concl. Vigouroux): sont ici en cause des braquages réalisés deux mois après l’obtention par trois détenus respectivement d’une permission de sortie, d’un régime de semi-liberté et d’une libération conditionnelle. Mais en l’espèce, le Conseil d’Etat relève que c’est seulement quelques jours après leur défection que les individus concernés ont repris leurs activités criminelles. Le lien de causalité est donc établi entre le fait générateur –l’obtention des mesures de libération conditionnelle, de semi-liberté et de permission de sortie-  et les dommages subis.

 

B. RUPTURE DU LIEN DE CAUSALITE

 Dans certains cas, le préjudice est lié non pas exclusivement à la personne que la victime estime être responsable, mais à une faute de la victime elle-même, ou une cause étrangère.

 1) FAUTE DE LA VICTIME

 

a) Expression du principe

 La faute de la victime peut constituer la cause totale ou partielle du dommage dont il est demandé réparation, ce qui va permettre de limiter ou d’exclure l’engagement de la responsabilité de l’administration, y compris en matière de responsabilité sans faute.

 Un arrêt emblématique, “SARL Cinq-Sept”’illustre un cas de faute de la victime, exonératoire de la responsabilité de l’administration.

 Dans cette affaire, les assureurs subrogés dans les droits de la SARL Cinq-Sept cherchaient à engager la responsabilité de la commune en raison des fautes qu’auraient commis le maire en s’abstenant d’exercer ses pouvoirs de police

  •  CE, Sect., 7 mars 1980, SARL Cinq-Sept, Rec. 129, concl. J. Massot.

 Le dancing “Cinq-Sept” avait en effet ouvert sans aucune autorisation. L’incendie l’ayant ravagé avait fait 147 morts.

Le Conseil d’Etat considère

 “qu’il suit de la que les liquidateurs des deux sociétés, comme la Compagnie générale d’assurances qui, en qualité d’assureur, a indemnisé les victimes et qui est subrogée dans les droits de ces sociétés, ne peuvent, en tout état de cause, se prévaloir utilement des fautes, même lourdes, commises par le maire de Saint-Laurent-du-Pont en négligeant d’exercer sur les administrateurs et gérants de ces sociétés les contrôles de police qui auraient pu empêcher ceux-ci de commettre les fautes qui sont la cause déterminante de l’incendie et de ses conséquences dommageables, pour demander au juge administratif, qui n’est lié que par les constatations de fait du juge pénal, de condamner la commune à leur rembourser une fraction quelconque des dommages intérêts qu’ils ont versés ;”

 

b) Cas particulier des activités de contrôle

 Si la faute de la victime est susceptible d’exonérer l’administration de sa responsabilité, le lien de causalité n’est pas rompu entre l’administration et les tiers.

La faute de la victime n’exonère pas en effet l’administration vis-à-vis des tiers. Mais cette responsabilité n’est en général que de “second rang” : c’est dans la plupart des cas une responsabilité pour faute lourde.

 Ainsi dans le cadre d’un recours exercé par les clients d’une banque lésés par la faillite de celle-ci, le Conseil d’Etat a affirmé que la responsabilité de l’Etat du faut du défaut de surveillance exercé par la Commission bancaire ne pouvait être engagée que pour faute lourde

 

  • CE, Ass., 30 novembre 2001, Ministre de l’Economie, des Finances et de l’Industrie c/ Kechichian et autres, p. 587, concl. A. Seban

 « Considérant que la responsabilité de l’Etat pour les fautes commises par la Commission bancaire dans l’exercice de sa mission de surveillance et de contrôle des établissements de crédit ne se substitue pas à celle de ces établissements vis-à-vis, notamment, de leurs déposants ; que, dès lors, et eu égard à la nature des pouvoirs qui sont dévolus à la Commission bancaire, la responsabilité que peut encourir l’Etat pour les dommages causés par les insuffisances ou carences de celle-ci dans l’exercice de sa mission ne peut être engagée qu’en cas de faute lourde ; qu’il suit de là qu’en jugeant que toute faute commise par la Commission dans la surveillance et le contrôle des établissements de crédit pouvait engager la responsabilité de l’Etat, la cour administrative d’appel de Paris a commis une erreur de droit ; »

 

 Mais ce n’est que pour faute simple que la responsabilité de l’Etat a été engagée en raison de son abstention à exercer ses obligations de protection des travailleurs contre les méfaits de l’amiante

 

  • CE, Ass., 3 mars 2004, Ministre de l’Emploi et de la Solidarité c/ Consorts Thomas, p. 127

 « Considérant qu’en relevant, d’une part, que le caractère nocif des poussières d’amiante était connu depuis le début du XXème siècle et que le caractère cancérigène de celles-ci avait été mis en évidence dès le milieu des années cinquante, d’autre part, que, si les autorités publiques avaient inscrit progressivement, à partir de 1945, sur la liste des maladies professionnelles, les diverses pathologies invalidantes voire mortelles, dues à l’exposition professionnelle à l’amiante, ces autorités n’avaient entrepris, avant 1977, aucune recherche afin d’évaluer les risques pesant sur les travailleurs exposés aux poussières d’amiante, ni pris de mesures aptes à éliminer ou, tout au moins, à limiter les dangers liés à une telle exposition, la cour administrative d’appel s’est livrée à une appréciation souveraine des pièces du dossier qui, en l’absence de dénaturation, ne peut être utilement discutée devant le juge de cassation ; qu’en déduisant de ces constatations que, du fait de ces carences dans la prévention des risques liés à l’exposition des travailleurs aux poussières d’amiante, l’Etat avait commis une faute de nature à engager sa responsabilité, la cour administrative d’appel n’a pas entaché son arrêt d’une erreur de qualification juridique ; »

 

2) CAUSE ETRANGERE

La cause étrangère peut résulter du fait d’un tiers, d’un cas de force majeure, ou d’un cas fortuit.

a) FAIT DU TIERS

 Le fait du tiers a une influence variable sur l’établissement de la causalité, selon que le régime applicable est un régime de responsabilité pour faute ou de responsabilité sans faute.

  • Responsabilité pour faute

Le fait d’un tiers – ou plus précisément d’une personne publique ou privée distincte de la victime-  peut permettre de limiter ou d’exclure la responsabilité de l’administration.

 Cette solution est clairement admise dans le cadre des régimes de responsabilité pour faute.

 Exemple :

 – CAA Paris 3 juin 1996, Compagnie Préservatrice Foncière Assurances, req. n°94PA00325 (Rec. p. 586) : un accident survenu dans le petit bassin d’une piscine municipale a été rendu possible par les carences des agents municipaux dans l’organisation et l’exécution de la surveillance de ce bassin. Toutefois, l’exercice sans agrément d’une activité de garderie, l’insuffisance du nombre et de la vigilance du personnel chargé de l’encadrement des enfants à la piscine, la participation à la baignade de la victime, inscrite seulement pour la pratique du tennis, constituent, de la part des responsables de la garderie et de leurs préposés, des fautes de nature à exonérer la commune de la moitié de sa responsabilité.

 

Il faut relever que lorsque l’administration et un tiers sont reconnus coauteurs du dommage, ils sont tenus, non pas solidairement comme c’est la règle en droit civil, mais seulement pour leur part respective dans la réalisation de ce dommage.

 Ce principe connaît toutefois une exception lorsque le dommage résulte du fait de plusieurs collectivités publiques qui collaborent à l’occasion de l’exécution d’une même mission de service public. Dans cette hypothèse, la victime peut agir, pour la réparation de la totalité du préjudice subi, contre l’une de ces collectivités, ou contre toutes en demandant leur condamnation in solidum.

 Exemple :

 – CE Ass. 9 avril 1993, Bianchi M. D., M. G., M. B., req. n°138652 138653 138663   (Rec. p. 110, concl. Legal ; AJDA 1993, p. 344, chron. Maugüé et Touvet ; JCP G 1993, II, 22110, note Debouy ; D. 1994, somm. p. 63, obs. Bon et Terneyre ; Quot. jur. 15 juill. 1993, p. 6, note M. Deguergue) : la responsabilité de l’Etat peut être engagée par toute faute commise dans l’exercice des attributions relatives à l’organisation générale du service public de la transfusion sanguine, au contrôle des établissements qui sont chargés de son exécution et à l’édiction des règles propres à assurer la qualité du sang humain. En outre, dans le cas où cette responsabilité serait engagée, l’Etat ne pourrait s’en exonérer en invoquant des fautes commises par les établissements de transfusion sanguine.

 

  • Responsabilité sans faute

 Le fait du tiers ne présente pas, en principe, de caractère exonératoire dans le cadre des régimes de responsabilité sans faute, comme pour la réparation des dommages de travaux publics. Cette solution s’explique par le fait que le risque, qui est l’élément déclencheur de la plupart des régimes de responsabilité sans faute, est toujours considéré comme la cause déterminante du dommage.

 Exemple :

 – CE 31 juillet 1996, Fonds de garantie automobile, req. n°129158 (Rec. p. 337 ; CJEG 1997, p. 149, concl. Stahl) : un véhicule a heurté un autre véhicule, après avoir fait un écart pour éviter une tranchée creusée dans la chaussée par Gaz de France. A la suite de cet accident, le tribunal correctionnel a condamné le conducteur à l’origine de l’accident à verser une indemnité à l’autre conducteur. Le fonds de garantie automobile s’est substitué au conducteur condamné, insolvable, puis a intenté devant la juridiction administrative une action contre Gaz de France afin d’obtenir le remboursement de la somme versée à la victime. Celle-ci étant usager de la voie publique, la responsabilité de Gaz de France est engagée à son égard pour défaut d’entretien normal, sans que l’entreprise publique puisse invoquer le fait d’un tiers pour s’exonérer de tout ou partie de cette responsabilité.

 

b) FORCE MAJEURE

 La force majeure présente les mêmes caractères qu’en droit civil. Elle est caractérisée par son imprévisibilité, son extériorité et son irrésistibilité.

 S’il est relativement aisé d’apprécier la condition d’extériorité, il est en revanche plus difficile d’apprécier celles d’imprévisibilité et d’irresistibilité. Comme l’expose le professeur   Chapus, il est nécessaire, pour que ces conditions soient réunies « que l’événement ait été raisonnablement absolument inattendu et absolument imparable » (Droit administratif général, Montchrestien, 15ème éd. 2001, t.1, p.1249) D’une façon générale, ces conditions sont appréciées strictement par les juges.

 Exemples :

 – CAA Lyon 13 mai 1997, Balusson et mutuelles du Mans, req. n° 94LY00923 94LY01204 (Rec. p. 1072 ; D. 1998, jurispr. p. 11, note Schaegis ; Dr. adm. 1997, comm. n° 14, concl. Erstein) : cette affaire concernait la catastrophe du Grand-Bornand qui avait résulté du débordement d’un torrent qui avait déjà eu lieu plusieurs fois au XIX° siècle et une fois en 1936. L’évènement n’était donc pas imprévisible et par conséquent la force majeure n’a pas été retenue.

 Il faut enfin distinguer la force majeure du cas fortuit, lequel est un événement irrésistible, imprévisible, mais qui n’est pas extérieur aux parties. 

Exemple :

 – CE 10 mai 1912, Ambrosini (Rec. p.549 ; S. 1912.III. p.161; , ‘ La distinction de la force majeure et du cas fortuit, Note sous Conseil d’Etat, 10 mai 1912, Ambrosini, S. 1912.3.161 ‘ : Revue générale du droit on line, 2013, numéro 13263 (www.revuegeneraledudroit.eu/?p=13263)) : le Conseil d’Etat connaît en l’espèce que l’explosion d’un navire est liée à une cause interne à celui-ci, mais demeurée inconnue.

Puisqu’il ne s’agit pas d’une cause étrangère, le cas fortuit n’a aucun effet sur l’établissement de la causalité. Toutefois, le cas fortuit a une incidence sur l’engagement de la responsabilité de l’auteur du dommage puisqu’il concerne, non pas la causalité, mais le fait générateur. En effet, si l’on se trouve dans le domaine de la responsabilité pour faute, la faute ne sera pas retenue dans l’hypothèse d’un cas fortuit.