A./ La notion d’intérêt général
Le service public peut se définir comme “une activité d’intérêt general assurée ou assumée par une personne publique selon un régime spécifique” (definition inspirée de René Chapus).
Mais la notion d’intérêt général est elle-même fuyante. Malgré des efforts doctrinaux anciens, aucune définition acceptée par tous n’a été fournie.
La notion d’intérêt général se distingue, en même temps qu’elle est nourrie, de la notion européenne de service d’intérêt économique général (SIEG). Le SIEG est une approche propre au droit communautaire et qui renvoie à la qualité particulière d’un certain nombre de services à caractère économique.
En tant que tels, les SIEG sont soumis aux règles du marché.
Il existe cependant en droit communautaire (contrairement au droit français, ce qui peut paraître paradoxal), un certain nombre d’activités dites “non-économiques”. Ces activités non-économiques ne sont pas soumises aux lois du marché.
L’approche communautaire et nationale sont donc très différentes.
Le droit communautaire distingue les activités économiques et les activités non-économiques (essentiellement les activités régaliennes de l’Etat). Les activités économiques peuvent parfois être qualifiées de SIEG lorsqu’elles sont assurées ou assumées par des personnes publiques. Celà permet des dérogations ponctuelles à l’application du droit de la concurrence.
Le droit national identifie une catégorie entière d’activités appelées “service public”. Au sein de ces services se distinguent comme nous l’avons déjà vu les services publics industriels et commerciaux et les services publics administratifs. La catégorie des services publics “non-économiques” n’existe pas car le droit français n’est pas structuré autour de la réglementation du marché (malgré la tentative d’approche systématique posée par la décision Aix-en-Provence de 2007. V. supra leçon n°11).
* * *
La notion d’intérêt général ne peut être saisie de manière uniquement positive.
On peut l’appréhender de deux manières, l’une positive l’autre négative.
Positivement, est d’intérêt général une activité qui dépasse la somme des intérêts particuliers. De manière négative, l’intérêt général émerge de l’absence de prise en charge par la seule initiative privée.
Ainsi, l’intérêt général est variable en fonction des circonstances de temps et de lieu.
Conseil d’Etat, 7 avril 1916, Astruc et Société du Théâtre des Champs-Elysées c. ville de Paris, publié au recueil
Considérant que la requête, dont le sieur Astruc et la Société du Théâtre des Champs-Elysées ont saisi le conseil de préfecture de la Seine, tendait à faire condamner la ville de Paris à leur payer une indemnité, à raison de l’inexécution d’une promesse de concession d’un emplacement sis aux Champs-Elysées, pour la construction d’un « Palais philharmonique »; — Considérant que si, à raison de l’emplacement que devait occuper le palais projeté, le conseil municipal a inséré, dans sa délibération du 12 juillet 1906, certaines prescriptions relatives aux dimensions de cet immeuble et à ses aménagements, et si cet immeuble devait, en fin de concession, dans le cas où celle-ci serait réalisée, devenir la propriété de la ville de Paris, le palais dont il s’agit n’était pas destiné à assurer un service public ni à pourvoir à un objet d’utilité publique; que, d’autre part, il résulte de l’ensemble des dispositions de la délibération précitée que la convention à intervenir comportait une attribution de jouissance au sieur Astruc, moyennant le paiement d’une redevance annuelle de 20.000 francs et d’une redevance proportionnelle; que le projet de convention participait ainsi de la nature d’un contrat de droit commun, rentrant dans la compétence de l’autorité judiciaire; que c’est donc à tort que le conseil de préfecture, assimilant l’affaire à un débat sur une concession de travaux publics, en a retenu la connaissance et a statué au fond;
« A propos d’un préalable de compétence, c’est la question de savoir si les entreprises de spectacle et de théâtre peuvent être érigées en services publics qui est résolue négativement par notre arrêt. Cette question est importante pour la moralité administrative, et il a été bon qu’elle fût tranchée en ces heures graves de la guerre qui remettent en leur véritable place les valeurs sociales. A la vérité, ce n’est pas la première fois qu’elle se présentait devant le Conseil d’Etat ».
B./ La liberté du commerce et de l’industrie
Pour une synthèse documentée : Sébastien Ferrari, ‘ Intervention des personnes publiques sur le marché économique, CE Ass. 31 mai 2006, Ordre des avocats du barreau de Paris, n°275531 ‘ : Revue générale du droit on line, 2008, numéro 1853 (www.revuegeneraledudroit.eu/?p=1853)
1) Naissance du principe de liberté du commerce et de l’industrie
Article 7 de la Loi du 2-17 mars 1791 portant suppression de tous les droits d’aides, de toutes les maîtrises et jurandes et établissement des droits de patente (décret d’Allarde; à son propos, voir : Matthieu Bertozzo, ‘ Le décret d’Allarde des 2 et 17 mars 1791 ou la matérialisation des idées libérales de la Révolution française, ‘ : Revue générale du droit on line, 2015, numéro 19932; www.revuegeneraledudroit.eu/?p=19932) :
« A compter du 1er avril prochain, il sera libre à toute personne de faire tel négoce ou d’exercer telle profession, art ou métier qu’elle trouvera bon ; mais elle sera tenue de se pourvoir auparavant d’une patente, d’en acquitter le prix suivant les taux ci-après déterminés et de se conformer aux règlements de police qui sont ou pourront être faits.»
Le principe a deux aspects :
- la liberté d’établissement, qui implique l’absence d’obstacles excessifs à la possibilité d’établir tout commerce ou industrie ;
- la non-concurrence de la part des personnes publiques.
Nous croiserons le premier aspect lorsque nous étudierons la police, car la liberté du commerce et de l’industrie est une liberté dont les particuliers ne peuvent être privés et qui fera l’objet d’une protection de la part du juge administratif.
V. un exemple ancien :
Conseil d’Etat, 4 août 1902, Chambre syndicale des entrepreneurs des transports de Vins du département de la Seine, requête n° 01408 : Le préfet de police ne peut pas sans excès de pouvoir interdire complètement la circulation dans Paris, des voitures du type haquets, quelle que soit leur dimension.
Concernant la possibilité d’établir de nouvelles activités de service public par voie réglementaire, c’est le principe dans son second aspects qui peut constituer une limite.
CE 29 mars 1901 Casanova*
« Considérant que la délibération attaquée n’a pas été prise en vue d’organiser l’assistance médicale gratuite des indigents, conformément à la loi du 15 juillet 1893 ; que si les conseils municipaux peuvent, dans des circonstances exceptionnelles, intervenir, pour procurer des soins médicaux aux habitants qui en sont privés, il résulte de l’instruction qu’aucune circonstance de cette nature n’existait à Olmeto, où exerçaient deux médecins ; qu’il suit de là que le conseil municipal de ladite commune est sorti de ses attributions en allouant par la délibération attaquée, un traitement annuel de 2.000 francs à un médecin communal chargé de soigner gratuitement tous les habitants pauvres ou riches indistinctement et que c’est à tort que le préfet a approuvé cette délibération ; »
CE Sect. 30 mai 1930, Chambre Syndicale du commerce en détail de Nevers*
« Considérant que si, en vertu de l’article 1er de la loi du 3 août 1926 qui l’autorisait à apporter, tant aux services de l’Etat qu’à ceux des collectivités locales, toutes réformes nécessaires à la réalisation d’économies, le Président de la République a pu légalement réglementer, dans les conditions qui lui ont paru les plus conformes à l’intérêt des finances communales, l’organisation et le fonctionnement des régies municipales, les décrets des 5 novembre et 28 décembre 1926 par lesquels il a réalisé ces réformes n’ont eu ni pour objet, ni pour effet d’étendre, en matière de création de services publics communaux, les attributions conférées aux conseils municipaux par la législation antérieure ; que les entreprises ayant un caractère commercial restent, en règle générale, réservées à l’initiative privée et que les conseils municipaux ne peuvent ériger des entreprises de cette nature en services publics communaux que si, en raison de circonstances particulières de temps ou de lieu, un intérêt public justifie leur intervention en cette matière ;
Considérant que l’institution d’un service de ravitaillement municipal destiné à la vente directe au public constitue une entreprise commerciale et qu’aucune circonstance particulière à la ville de Nevers ne justifiait la création en 1923 et le maintien au cours des années suivantes, d’un service municipal de cette nature dans ladite ville ; que le sieur X… est dès lors fondé à soutenir qu’en refusant de déclarer nulles de droit les délibérations par lesquelles le conseil municipal de Nevers a organisé ce service, le Préfet de la Nièvre a excédé ses pouvoirs ; »
Conseil d’Etat, Section, 18 décembre 1959, Delansorme et autres, requête numéro 22536, rec. p. 692
« CONSIDÉRANT que, pour demander l’annulation des décisions implicite et explicite par lesquelles le préfet de la Seine-Inférieure a refusé de déclarer nulles de droit les délibérations du Conseil municipal de Rouen, en date des 7 mai 1951 et 28 janvier 1952, autorisant le maire à signer avec l’Etat une convention qui accordait à la ville la concession d’un parc souterrain de stationnement construit sur une dépendance du domaine public national, les sieurs X et autres soutiennent que les stipulations du cahier des charges qui permettent à l’exploitant de ce parc, d’une part, d’y installer une station-service capable d’assurer pour les véhicules parqués la distribution des carburants, le graissage, le lavage, la réparation et l’entretien des pneumatiques ainsi que la vérification des freins, des phares et du circuit d’allumage et, d’autre part, d’y consentir des locations d’emplacement pour une durée maximum de 15 jours, sont illégales comme faisant aux garages privés de la ville une concurrence contraire au principe de la liberté du commerce et de l’industrie ;
Cons. qu’en raison de l’intérêt qui s’attache à ce que les propriétaires de voitures automobiles soient incités à utiliser les parcs municipaux de stationnement, au lieu de laisser leurs véhicules sur les voies publiques urbaines où ils gênent tant la circulation que la desserte des immeubles riverains, l’adjonction à un parc situé à l’intérieur d’une ville importante d’une station où peut être assuré le service de ravitaillement, de nettoyage et d’entretien courant des voitures pendant la durée de leur stationnement, à l’exclusion de toute réparation mécanique ou électrique et de la fourniture d’accessoires quelconques, constitue l’une des conditions normales dela fréquentation de ce parc ; que, dans ces circonstances, les requérants ne sont pas fondés à soutenir qu’en autorisant la signature d’une convention qui prévoyait l’exploitation d’une station-service par le concession aire du parc de stationnement, le Conseil municipal de Rouen a méconnu le principe de la liberté du commerce ; »
Conseil d’Etat, Section, 20 novembre 1964, Ville de Nanterre, requête numéro 57435, rec. p. 562
« Cons. qu’il résulte de l’instruction qu’en créant en 1919 au dispensaire municipal un cabinet dentaire ouvert à l’ensemble de la population locale, la ville de Nanterre a eu pour but, non pas tant de contribuer par ce moyen à l’exécution des obligations d’assistance qui lui incombent en vertu de la loi du 15 juillet 1893, alors surtout qu’à l’époque le règlement départemental d’aide médicale réservait à certains hôpitaux publics l’administration des soins dentaires aux bénéficiaires de l’assistance médicale gratuite, mais essentiellement de permettre à la population locale, composée en grande majorité de salariés modestes, de ne pas renoncer aux soins dentaires malgré la carence de l’équipement hospitalier et le nombre insuffisant de praticiens privés, alors surtout que ceux-ci pratiquaient en fait, pour la plupart du moins, des tarifs supérieurs aux tarifs de responsabilité de la Sécurité sociale ; que cette initiative répondait, dans cette ville et à l’époque envisagée, à un besoin de la population et, par suite, à un intérêt public local ;
Cons. d’autre part, qu’en ne limitant pas l’accès dudit cabinet municipal aux seuls assurés sociaux, la ville de Nanterre s’est bornée à appliquer le principe d’égalité qui régit le fonctionnement des services publics à l’égard des usagers ; qu’en effet, si ledit principe ne s’oppose pas à ce que les usagers d’un service public de la nature de celui dont s’agit supportent des tarifs différents ou même bénéficient éventuellement de la gratuité complète selon qu’ils sont ou non assurés sociaux, ou bénéficiaires de l’assistance médicale gratuite, il implique, en revanche, nécessairement que l’accès au service public communal ne soit pas interdit à un habitant de la commune pour le seul motif que ses revenus lui permettent de recourir aux soins de praticiens privés ;
Cons. enfin qu’il ne résulte pas de l’instruction que les conditions de fonctionnement du cabinet municipal et notamment le fait qu’il effectuait toutes les opérations et tous les travaux de prothèse relevant de la profession dentaire, y compris ceux qui ne sont pas pris en charge par la Sécurité sociale, aient été de nature à détourner l’activité dudit cabinet de son objet d’intérêt public ni, par suite, à porter une concurrence illégale aux chirurgiens-dentistes de la ville ; »
Conseil d’Etat, Section, 29 avril 1970, Unipain, requête numéro 77935, publié au recueil
CONSIDERANT QU’IL RESULTE DES PIECES DU DOSSIER QUE, DEPUIS LE 1ER JANVIER 1967, LA BOULANGERIE MILITAIRE DE LILLE, RELEVANT DU SERVICE DE L’INTENDANCE MILITAIRE, A ETENDU SES FOURNITURES DE PAIN A DIVERS ETABLISSEMENTS PENITENTIAIRES RELEVANT DE L’ETAT ;
CONS. QUE LE PRINCIPE DE SPECIALITE, QUI CONCERNE LES PERSONNES MORALES DE DROIT PUBLIC AYANT UNE COMPETENCE LIMITEE OU PRECISEE PAR LES TEXTES LES INSTITUANT, NE PEUT ETRE UTILEMENT INVOQUE A L’ENCONTRE DES SERVICES NON SPECIALISES DE L’ETAT ;
CONS., D’AUTRE PART, QUE LE PRINCIPE DE LA LIBERTE DU COMMERCE ET DE L’INDUSTRIE NE FAIT PAS OBSTACLE A CE QUE L’ETAT SATISFASSE, PAR SES PROPRES MOYENS, AUX BESOINS DE SES SERVICES ; QUE L’EXTENSION DES FOURNITURES DE PAIN PAR LA BOULANGERIE MILITAIRE A DES ETABLISSEMENTS PENITENTIAIRES, MOTIVEE PAR DES RAISONS D’ECONOMIE, EST CONFORME A L’INTERET GENERAL ;
2) Actualité du principe de liberté du commerce et de l’industrie
CE Ass. 31 mai 2006, Ordre des avocats au Barreau de Paris, n° 275531
« Considérant que les personnes publiques sont chargées d’assurer les activités nécessaires à la réalisation des missions de service public dont elles sont investies et bénéficient à cette fin de prérogatives de puissance publique ; qu’en outre, si elles entendent, indépendamment de ces missions, prendre en charge une activité économique, elles ne peuvent légalement le faire que dans le respect tant de la liberté du commerce et de l’industrie que du droit de la concurrence ; qu’à cet égard, pour intervenir sur un marché, elles doivent, non seulement agir dans la limite de leurs compétences, mais également justifier d’un intérêt public, lequel peut résulter notamment de la carence de l’initiative privée ; qu’une fois admise dans son principe, une telle intervention ne doit pas se réaliser suivant des modalités telles qu’en raison de la situation particulière dans laquelle se trouverait cette personne publique par rapport aux autres opérateurs agissant sur le même marché, elle fausserait le libre jeu de la concurrence sur celui-ci ; »
Approfondissement.
D’une manière générale le Conseil d’Etat semble aborder le principe de liberté du commerce et de l’industrie avec une relative légerté, comme l’illustrent les conclusions du rapporteur public Bertrand Dacosta dans la décision d’assemblée SNC Armor : » La prise en charge d’une activité économique par une collectivité territoriale n’est licite que si elle est justifiée par un intérêt public : nul besoin de faire le détour par la liberté du commerce et de l’industrie. Sa mention a moins pour fonction de constituer un critère opérant de légalité des décisions contestées que de faire écho à un
principe de philosophie politique ».
Réduit au rang (ou élevé à l’auguste dignité) de considération de philosophie politique, le principe de liberté du commerce et de l’industrie serait devenu inutile. Et le rapporteur public d’illustrer son propos en renvoyant à des décisions qui remontent à l’origine même du principe, et parcourent tout le spectre du XXème siècle : CE, Assemblée, 23 juin 1933, Sieurs Lavabre et autres, p. 677 ; CE, Section, 18 décembre 1959, Sieur Delasorme et autres, p. 692.
Dans une décision CE, 3 mars 2010, Département de la Corrèze, T le Conseil d’Etat aurait considéré, à propos de la création par un département d’un service de téléassistance pour personnes âgées et handicapées, que « la création de ce service … satisfait aux besoins de la population et répond à un intérêt public local ; par suite, cette création n’a pas porté une atteinte illégale au principe de liberté du commerce et de l’industrie ». Bertrand Dacosta cite encore la décision RATP du 23 mai 2012 qui établirait simplement que la liberté du commerce implique que les personnes publiques « ne puissent prendre elles-mêmes en charge une activité économique sans justifier d’un intérêt public ».
Nous ne pouvons parlager cette analyse, à notre avis biaisée, qui illsutre cependant une forme chronique de légèreté dans l’emploi de la notion. Le rapporteur public considère en effet que l’intermédiaire de la liberté du commerce serait superlu parce que le principe n’est pas invoqué avant l’invocation de l’intérêt public local. c’est oublier deux choses fondamentales. Premièrement la liberté du commerce et de l’industrie est invoquée précisément pour fonder l’intérpet public local. Faire l’économie de la notion c’est aussi vider de toute substance la notion même d’intérêt public local, au bénéfice d’un arbitraire judiciaire contraire à la clarté de l’état du droit. C’est peut-être un souhait secret et récurrant du juge administratif français que de fonder son pouvoir arbitraire sur des théories qui élabore au gré de ses besoins, c’est en tout cas une extrêmité que tout juriste doit combattre de ses voeux et de sa raison. En second lieu surtout c’est oublier qu’il est loisible au juge administratif de ne recourir qu’impliciment aux notions qui fondent ses décisions sans toujours les citer. Il en va ainsi des principes généraux du droit comme de beaucoup d’autres notions, dont on ne trouve parfois la trace que dans les conclusions voire dans la « doctrine organique » au sein des revues spécialisées.
3) La situation particulière des personnes publiques candidates à l’attribution d’un contrat de la commande publique (hors programme)
La décision Ordre des avocats introduit à un aspect spécifique de la question : l’intervention des personnes publiques sur le marché. Mais il évoque également, de manière sous-jacente, une autre question : celle de la concurrence faite à des opérateurs non pas sur le « marché libre » mais sur un marché soumis à publicité et mise en concurrence, le marché des contrats de la commande publique.
Les deux questions représentent les deux faces d’une même pièce : la capacité à intervenir sur le marché d’une part, la possibilité de se présenter à des contrats de commande publique d’autre part.
Les deux questions ont cependant très longtemps été traitées de manière distincte.
Sur le second point, l’évolution de la jurisprudence administrative peut être résumée en 3 points.
1. En premier lieu, les personnes publiques peuvent se porter candidates à l’attribution d’un contrat de commande publique mais elles sont dans ce cas soumises aux mêmes règles.
CE Sect. 20 mai 1998, communauté de communes du Piémont de Barr n° 188239
Considérant que si le code des marchés publics ne s’applique pas à un contrat, tel que celui envisagé en l’espèce, entre deux établissements publics de coopération intercommunale dont l’un est adhérent de l’autre et qui contractent pour gérer, par leurs moyens communs, un service entrant dans le champ de leurs compétences et si, par suite, les règles de mise en concurrence prévues par ce code n’étaient pas applicables, un tel contrat doit être regardé comme un marché public de services au sens de la directive n° 92/50/CEE du Conseil du 18 juin 1992 portant coordination des procédures de passation des marchés publics de services ; qu’en vertu de l’article 1er de ladite directive, les marchés de services passés entre un pouvoir adjudicateur et un prestataire de services doivent faire l’objet d’une procédure de publicité et de mise en concurrence ; que selon l’article 44 de la même directive, les Etats membres devaient transposer celle-ci avant le 1er juillet 1993 ; que si cette transposition en droit français n’a été assurée que postérieurement à la délibération du 14 janvier 1997, cette circonstance ne faisait pas obstacle, contrairement à ce que soutient la requête, à ce que l’ordonnance attaquée se fondât sur ce que les règles nationales applicables à la procédure préalable à la passation de tels marchés publics de services n’étaient pas compatibles avec les objectifs de la directive du 18 juin 1992 et en déduisît l’irrégularité de la procédure engagée par la communauté de communes du Piémont de Barr qui n’était assortie d’aucun mode de publicité et de mise en concurrence compatible avec ces objectifs ;
2. En second lieu, les personnes publiques ne peuvent profiter de leur situation particulière pour fausser le jeu de la concurrence : elles doivent se soumettre aux mêmes règles que les personnes privées pour l’accès au marché.
CE avis, 8 mai 2000, Jean-Louis Bernard Consultants, n° 222208
1°) Aucun texte ni aucun principe n’interdit, en raison de sa nature, à une personne publique, de se porter candidate à l’attribution d’un marché public ou d’un contrat de délégation de service public. Aussi la personne qui envisage de conclure un contrat dont la passation est soumise à des obligations de publicité et de mise en concurrence, ne peut elle refuser par principe d’admettre à concourir une personne publique.
…
4°) Pour que soient respectés tant les exigences de l’égal accès aux marchés publics que le principe de liberté de la concurrence qui découle notamment de l’ordonnance du 1er décembre 1986, l’attribution d’un marché public ou d’une délégation de service public à un établissement administratif suppose, d’une part, que le prix proposé par cet établissement public administratif soit déterminé en prenant en compte l’ensemble des coûts directs et indirects concourant à la formation du prix de la prestation objet du contrat, d’autre part, que cet établissement public n’ait pas bénéficié, pour déterminer le prix qu’il a proposé, d’un avantage découlant des ressources ou des moyens qui lui sont attribués au titre de sa mission de service public et enfin qu’il puisse, si nécessaire, en justifier par ses documents comptables ou tout autre moyen d’information approprié.
3. En ce qui concerne le principe de spécialité (respect de la compétence territoriale et de la compétence matérielle), Le juge administratif a été assez tolérant. Un grand état de désordre frappait la matière : beaucoup de personnes publiques étaient condandidates à l’attribution de marchés dans tous les domaines qu’elles souhaitaient, ce qui leur permettait d’intervenir en toutes matières, sans égard pour le principe de liberté du commerce et de l’industrie.
Le Conseil d’Etat a rendu le 30 décembre 2014 un arrêt de section d’une grande importance :
CE, Section, 30 décembre 2014, Société Armor SNC, n° 355563
1. Considérant qu’il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que le département de la Vendée a lancé en 2006 une procédure de passation d’un marché public portant sur le dragage de l’estuaire du Lay ; que ce marché a été attribué au département de la Charente-Maritime ; que la société Armor SNC, candidate évincée, a demandé l’annulation de la décision de la commission d’appel d’offres et de celle du président du conseil général de la Vendée de signer ce marché; que la société Armor SNC, aux droits de laquelle est venue la société Entreprises Morillon Corvol Courbot, se pourvoit en cassation contre l’arrêt du 4 novembre 2011 par lequel la cour administrative d’appel de Nantes a confirmé le jugement du tribunal administratif de Nantes rejetant cette demande;
2. Considérant qu’hormis celles qui leur sont confiées pour le compte de l’État, les compétences dont disposent les collectivités territoriales ou leurs établissements publics de coopération s’exercent en vue de satisfaire un intérêt public local ; que si aucun principe ni aucun texte ne fait obstacle à ce que ces collectivités ou leurs établissements publics de coopération se portent candidats à l’attribution d’un contrat de commande publique pour répondre aux besoins d’une autre personne publique, ils ne peuvent légalement présenter une telle candidature que si elle répond à un tel intérêt public, c’est à dire si elle constitue le prolongement d’une mission de service public dont la collectivité ou l’établissement public de coopération a la charge, dans le but notamment d’amortir des équipements, de valoriser les moyens dont dispose le service ou d’assurer son équilibre financier, et sous réserve qu’elle ne compromette pas l’exercice de cette mission ; qu’une fois admise dans son principe, cette candidature ne doit pas fausser les conditions de la concurrence ; qu’en particulier, le prix proposé par la collectivité territoriale ou l’établissement public de coopération doit être déterminé en prenant en compte l’ensemble des coûts directs et indirects concourant à sa formation, sans que la collectivité publique bénéficie, pour le déterminer, d’un avantage découlant des ressources ou des moyens qui lui sont attribués au titre de ses missions de service public et à condition qu’elle puisse, si nécessaire, en justifier par ses documents comptables ou tout autre moyen d’information approprié ; que ces règles s’appliquent enfin sans préjudice des coopérations que les personnes publiques peuvent organiser entre elles, dans le cadre de relations distinctes de celles d’opérateurs intervenant sur un marché concurrentiel ;